Conversation avec Ryōko Sekiguchi : Chine & Japon autour de la table
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J’ai toujours eu un rapport bizarre avec la cuisine japonaise : des saveurs à la fois familières et inhabituelles. Un peu comme cette sensation de semi-inconnu quand je lis un texte en japonais : je n’ai aucune difficulté à déchiffrer les kanji (les caractères chinois dans la langue japonaise) mais reste plus perplexe devant les hiragana.
Ayant grandi entre la Chine et la France, 2 pays qui ont des forts liens culinaires avec le pays du Soleil-Levant, ma curiosité ne fait que grandir, et avec elle, des questions aussi. Je cherchais un avis extérieur et je l’ai trouvé avec Ryōko : autrice, traductrice et surtout fine connaisseuse sur les cultures culinaires.
Les paragraphes qui suivent sont une sorte de regard croisé sur la cuisine de nos 2 pays d’origine mais aussi leur place dans notre pays d’adoption qui est la France.
On a abordé un peu toutes les questions que j’avais en tête :
- L’influence de la cuisine chinoise sur la cuisine japonaise ?
- Quelle différence fondamentale entre ces 2 cuisines ?
- Pourquoi la cuisine japonaise jouit d’une image désirable, notamment en France, ce qui n’est pas du tout le cas pour la cuisine chinoise ?
Et comme souvent avec moi, les discussions dépassent largement le cadre de la cuisine…
Quand la cuisine du feu rencontre la cuisine de l’eau
L’image de la cuisine chinoise est en général une cuisine complexe, parfois trop grasse et qui a recours à une panoplie de condiments (sauces, épices et différentes pâtes de soja fermenté), même dans sa version de tous les jours. Alors qu’en face, la cuisine japonaise apparait plus simple, plus douce, qui met davantage en avant les produits eux-même et donc finalement plus lisible.
Mais Ryoko a une meilleure formule :
"La cuisine chinoise est celle du feu (et d’huile) et la cuisine japonaise est celle de l’eau."
Il est vrai que la cuisine chinoise est indissociable du wok, en particulier dans la cuisine cantonaise, qui représente encore de facto la cuisine chinoise connue dans le monde. Et pour faire fonctionner le wok, il faut du feu : impossible d’obtenir fameux wok hei, qui donne ce léger goût fumé & grillé, sur une plaque électrique… La maitrise du feu (huǒ hòu, 火候) est d’ailleurs une technique de base à apprendre pour tout chef chinois digne de ce nom.
A l’inverse, Ryoko m’explique que beaucoup d’aliments dans la cuisine japonaise sont liés à l’eau, plutôt logique pour un pays encerclé par l’océan Pacifique.
On pense d’abord à l’indispensable dashi, ce bouillon à base de kombu (algue séchée) et de katsuobushi (bonite séché) dans sa version la plus basique, qu’on retrouve dans innombrables recettes japonaises, comme dans la soupe miso pour citer la plus connue. Selon l’endroit où on se trouve, on peut avoir un dashi différent, même en utilisant les même ingrédients.
"L’eau est plus minérale à Tokyo, par rapport à Kyoto par exemple, ce qui rend le goût du dashi différent"
De manière générale, la nourriture de tous les jours au Japon est souvent bouillie ou mijotée plutôt que sautée à la poêle (le fameux "stir-fry" à la chinoise). Le nabe, une sorte de pot au feu japonais, est le plat familial par excellence. Sa version street food en brochette (l’oden) est si populaire qu’on en trouve jusqu’à dans les Family Mart (des supérettes ouvertes 24/24) en Chine.
Une autre différence fondamentale qu’on a abordé se situe entre le chaud et le froid. En Chine, il est très rare que le plat principal soit froid, car contraire aux bonnes pratiques prêchées par la médecine chinoise, qui reste très présente dans la vie quotidienne. Servir un tartare ou même un jambon-beurre à un Chinois moyen, vous avez de grandes chances qu’il fronce les sourcils. Ma dernière vidéo sur le ceviche fait référence à cela.
Au Japon, les plats froids sont légion. On pense évidemment au sushi et toutes les préparations liées au poisson cru mais j’ai en tête aussi ces bento qu’on trouve dans les gares japonaises. Ryoko me dit que la moitié des plats servi pendant le kaiseki (le repas traditionnel japonais et raffiné) est composée de plats froids.
Le chaud et le feu d’un côté, le froid et l’eau de l’autre. 2 cuisines qui se ressemblent mais avec 2 approches bien différentes.
Retour vers le passé
Quel est le point commun entre le tofu, le thé, la sauce soja, le riz, le ramen ? Ces ingrédients & plats essentiels de la cuisine japonaise sont tous rapportés de Chine au fil des siècles. Il ne s’agit pas de glorifier cette antériorité puisque ces produits ont évolué, acquis leur spécificité locale et sont aujourd’hui 100% japonais. Mais il fût un temps où la culture et la gastronomie chinoise attire, était "sexy" à l’étranger, surtout aux yeux de la classe influente.
Une grande partie des ingrédients de base et de coutumes culinaires furent introduits au Japon via les moines bouddhistes pendant la dynastie Tang (618-907 après JC), considérée souvent comme l’apogée du rayonnement culturel de la Chine impériale. La cour japonaise à cette époque était très friande de tout ce qui venait de la Chine, même le plan de ville de certaines villes comme Nara et Kyoto (visible encore aujourd’hui) était calqué sur celui de Chang’an (aujourd’hui Xi’an), la capitale impériale chinoise.
Cette inspiration a perduré jusqu’au début du 20ème siècle (alors que la cuisine japonaise, longtemps ignorée en Chine, s’est développée que depuis les années 80). Ryoko m’apprend que même pendant l’époque de Sakoku (17ème - 19ème), où le Japon a fermé ses frontières aux étrangers, subsistait une curiosité envers la cuisine chinoise, qui fût tolérée dans la ville de Nagasaki.
De même que pendant les années 1920, la cuisine de Shanghai était tendance et très prisée à Tokyo. L’un des plus vieux restaurants chinois qui existent encore à Tokyo (Ginza Aster), d’inspiration plutôt sino-américaine, date aussi de cette époque.
Shippoku Ryori
L’influence chinoise ne se limite pas aux ingrédients mais aussi sur la manière de manger. Alors que les Chinois ont l’habitude de partager les plats autour d’une grande table ronde, les Japonais mangeaient ensemble mais en conservant leur propre plateau (je pense à ça notamment). L’introduction des coutumes chinoises à table, d’abord adoptées par l’élite culturelle au Japon, se sont ensuite diffusées au reste de la société (j’imagine que vous avez tous une image de repas de famille au Japon comme ici).
ps : shippoku veut littéralement dire “nappe de table” en japonais et faisait référence aux nappes utilisées sur les tables chinoises à l’époque d’Edo. Vous pouvez en apprendre plus sur l’origine de Shippoku Ryori avec cet excellent article.
Ironiquement, me fait remarquer Ryoko, l’héritage culinaire le plus connu qu’a laissé le Japon à la Chine est…le glutamate. Commercialisé pour la première fois par l’entreprise Ajinomoto en 1909, cet ingrédient nommé “wei jing” en chinois (味精, soit “la quintessence du goût”) est présent dans toutes les familles chinoises, encore de nos jours.
Pourquoi la cuisine chinoise ne fait plus rêver ?
Alors que la cuisine chinoise était un modèle pour ses voisins jusqu’au début du 20ème siècle, ce n’est plus le cas. Indéniablement, la Chine reste un grand pays de la gastronomie (ce serait bizarre d’affirmer le contraire de ma part) : la bouffe est le loisir #1 des habitants, il y a un savoir-faire millénaire, la diversité des plats est incroyable. Mais tous ces superlatifs font pâle figure à l’étranger : la cuisine chinoise est souvent incomprise et n’apparaît définitivement pas comme une cuisine "sexy", surtout en Occident.
Que s’est-il passé ?
Le 20ème siècle a été un siècle terrible pour la Chine : la première moitié est marquée par la fin de la Chine impériale (qui a duré quand même 4000 ans), les guerres avec les puissances étrangères (dont la France), la guerre sino-japonaise, la seconde guerre mondiale puis la guerre civile jusqu’à la victoire des communistes en 1949.
Alors que le pays pensait avoir vu le bout du tunnel, comme un peu les pays occidentaux qui prenaient le train des Trente Glorieuses, c’est l’inverse qui s’est produit. La Révolution Culturelle a mis le pays dans le chaos et dans la misère la plus totale : pour faire simple (genre très simple) : pendant presque 10 ans, toute forme de pensée et de culture traditionnelle (et occidentale) étaient rejetées du jour au lendemain. Des monuments furent détruits, des intellectuels étaient humiliés et beaucoup d’artistes et d’artisans ont dû abandonner leur métier.
Encore aujourd’hui, il est plus facile de trouver ce savoir-faire ailleurs qu’en Chine continentale (qui n’a pas disparu pour autant mais a besoin du temps pour se reconstruire). J’en parlais d’ailleurs dans l’article sur la sauce soja : on retrouve encore beaucoup de fabriques de sauce soja artisanales au Japon et (dans une moindre mesure) à Taiwan. Mais il en reste presque plus en Chine continentale où une sauce soja de ce type est vendue comme un produit de luxe.
Depuis la fin de la Révolution Culturelle, la Chine s’est réouverte sur le monde et a vécu son moment de "miracle économique". Mais si elle est devenue une grande puissance géopolitique et financière, son modèle culturel, dont la cuisine, a dû mal à s’exporter. Alors que la génération 80's et 90’s en France a grandi avec la pop culture japonaise (jeu vidéo, manga, anime, film etc…) et que la jeunesse des années 2020 se passionne pour la culture coréenne (k-pop, drama, mode), la Chine a complètement raté sa stratégie de “soft power”. Il serait trop long de développer les causes de cet échec (et on s’éloignerait un peu du sujet) mais qu’on le veuille ou non, la nourriture est liée au rayonnement culturel d’un pays.
Combien d’entre nous ont déjà salivé devant le bol de ramen de Naruto ? Les scènes de bouffe dans les films de Miyazaki sont sans doute un meilleur ambassadeur que n’importe quelle publicité pour la cuisine japonaise. Quant à la cuisine coréenne, je ne suis pas un spécialiste de drama mais je serai pas étonné que leur popularité ait provoqué un intérêt accru pour le kimchi, le Tteokbokki ou autres “fried chicken & beer”.
Entre le Japon et la France, une longue histoire d’amour
Autour de moi, tout le monde semble nipponophile (moi y compris). La culture, la mode, l’artisanat, le Japon fait toujours rêver et fantasmer. Mais c’est dans la nourriture que cet attrait me semble le plus évident : de The Social Food sur instagram à Mory Sacko dans Top Chef, des restaurants de ramen souvent blindés aux restaurants étoilés (7 en France mais bien plus nombreux si on inclut les chefs japonais qui ont inondé les meilleurs tables en France ces dernières années). La "touche japonaise" fait l’unanimité. Sur la scène internationale, c’est la seule cuisine "asiatique" qui peut se targuer d’être considérée d’égale à égale aux côtés de la cuisine française, italienne ou nordique.
Ryoko me rappelle cependant que cet amour très français pour sa terre natale n’a pas toujours été le cas. Lorsqu’elle était arrivée en France au début des années 90, le Japon était au sommet de son influence culturelle et surtout économique, parfois perçue comme menaçante. Mais la grande crise est passée par là et l’économie japonaise a dû mal à se relever (complètement) depuis. Alors que la Chine, qui apparait à son tour de plus en plus menaçante, voit son nom régulièrement associé aux sujets comme les droits de l’homme, la tension géopolitique ou la gestion du covid. Le Japon redevient dans l’opinion publique la terre du dépaysement oriental, entre raffinement ancestral et innovations futuristes.
Tout cela ne doit pas faire oublier que les échanges culinaires entre le Japon et la France ne datent pas d’hier. Quelques faits importants à retenir :
Tokuzō Akiyama : l’un des premiers chefs japonais en France (1910). Il avait officié sous Escoffier au Ritz avant de rentrer au pays pour devenir le chef personnel de l’Empereur. Sa vie fût adaptée en livre puis en série (The Emperor's Cook), ce qui a contribué à faire connaitre la cuisine française auprès du public japonais. Ryoko me raconte d’ailleurs que M.Tokuzo a fait une courte escale en Chine pour s’en imprégner aussi des techniques culinaires du pays avant son retour. Peut-être que la cuisine française et chinoise représentait ce qui se faisait de mieux à cette époque.
L’école culinaire Tsuji : après la seconde guerre mondiale, de nombreux chefs japonais sont venus étudier en France et en Suisse. L’ouverture de l’école Tsuji à Osaka dans les années 60 fût un tournant majeur. Son fondateur, Tsuji Shizuo, s’est inspiré dès le début des méthodes & techniques des écoles hôtelières et des cuisines de grands chefs qu’il avait pu voir en Europe (et surtout en France), pour les enseigner au Japon. Aujourd’hui encore, l’école constitue un pont gastronomique important entre les 2 pays.
La brigade des chefs japonais : jusqu’aux années 90, la majorité des chefs japonais formés en France rentrait au pays. Mais le vent commençait à tourner à cette époque : la cuisine française avait moins la côte dans l’archipel (notamment face à la montée de la cuisine italienne) et la situation économique se détériorait, comme mentionnée plus haut. Certains d’entre-eux décident alors de rester en France, c’est le début de la "mode" des chefs japonais. Pour les plus gourmets (et les plus attentifs) d’entre vous, ces visages sont devenus familiers, que ce soit dans la bistronomie revisitée ou dans un restaurant étoilé.
Mon meilleur souvenir culinaire lors de mes années d’étude à Lyon était justement un restaurant franco-japonais, l’Ourson Qui Boit (fermé depuis malheureusement). Avec un menu déjeuner à 18€ à midi (entrée/plat/dessert en 2012), c’était non seulement le meilleur rapport qualité-prix de la ville (donc étudiant-friendly) mais aussi mon premier contact avec cette fameuse “touche japonaise” si bien exécutée.
Cela faisait presque 2h qu’on discute mais quelques questions restent toujours en suspens :
- Pourquoi aucun chef en France ne s’intéresse à la cuisine chinoise ? Trop complexe, trop vaste, trop difficile à comprendre ?
- Pourquoi le Japon a l’apanage du bon et du beau alors qu’il existe aussi des produits d’exception en Chine et une renaissance de l’artisanat ? Mauvais élève en marketing ? Une offre tournée essentiellement vers le marché domestique ?
Je n’ai pas de réponses à cela mais en discutant avec Ryoko, je crois comprendre que la force de la cuisine japonaise, c’est son humilité et son ouverture. Elle a su s’inspirer des meilleurs de son temps, sans pour autant oublier sa propre identité. Et c’est ce qui manque peut-être à la cuisine chinoise.
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Bonne semaine,
Handa